« Ceci » poème des Œuvres Poétiques (1933) de Fernando Pessoa
Introduction
Le poème « Ceci » - ou Isto en portugais –
fait partie des poèmes publiés du vivant de Pessoa, il fait partie
du tome 1 appelé Canconeiro des Œuvres poétiques de
Fernando Pessoa qui rassemble la plupart des poèmes élégiaques de
l’auteur lui-même.
En se concentrant un peu plus sur la nature du poème « Isto » il est important d’établir une chronologie même approximative : En 1912, alors que Pessoa fréquentait les cafés littéraires de Lisbonne et rédigeait des articles pour la revue A Aguia (l’aigle) fondée à Porto, il développe l’idée d’une « théorie de l’abstraction des sentiments en tant qu’idées centrales de l’esthétique » comme la nomme José Gil dans son troisième article « La Nouvelle Poésie portugaise dans son aspect psychologique ». « Ceci » est un poème publié durant l’année de la grande crise dépressive de Pessoa, - 1933, Il mourut d’ailleurs 2 ans plus tard – il se place donc au centre d’une confrontation interne de la philosophie de Pessoa, il poursuit une réflexion introspective.
Comme vous le remarquerez durant ma lecture, il ne rime pas. Dans la traduction française. Il s’avère que dans le texte original on y trouve l’homophonie de la dernière voyelle (la rime quoi) et ce sont des rimes tripartites, qui restent cependant, comme dans la traduction de Patrick Quillier et Maria Antonia Câmara Manuel, en vers libre.
Comment
la traduction fait-elle ressortir l’intertextualité du poème de
Pessoa ? Comment apparaît la question de sincérité?
|
Traduction
de Patrick Quillier et Maria Antonia Câmara Manuel
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Texte
Original
|
v.1
v.5
v.10
|
« Ceci »
On
dit que je feins, ou mens,
Tout ce que j’écris. C’est faux.1 Tout simplement je sens.2 Avec l’imagination. Je ne me sers pas du cœur.
Tout
ce que j’éprouve, ou rêve,
Ce qui me manque, ou s’achève, est comme une terrasse Sur autre chose encore. C’est cette chose qui est belle.
C’est
pourquoi j’écris au milieu
De ce qui est lointain, Délivré de mes fascinations, Sérieux de ce qui ne l’est. Sentir ? Au lecteur de sentir ! |
« Isto »
Dizem
que finjo ou minto
Tudo que escrevo. Não. Eu simplesmente sinto Com a imaginação. Não uso o coração.
Tudo
o que sonho ou passo,
O que me falha ou finda, É como que um terraço Sobre outra coisa ainda. Essa coisa é que é linda.
Por
isso escrevo em meio
Do que não está ao pé, Livre do meu enleio, Sério do que não é. Sentir? Sinta quem lé! |
EXPLICATION LINÉAIRE
I]
Pourquoi
définir
la sensation? Première
strophe
V.1,
2« On
dit que
je feins ou que je mens tout
ce que j’écris.»
=
problématique du poème
→
Ce
« On »
en
ouverture de poème v.1 =
place
le
persécuteur
de façon omnisciente, Pessoa d’adresse à son lecteur passif mais
également au critique qui a osé penser ces accusations. Ce
« On » qui
n’est
autre que lui et ses hétéronymes.
→
utilisation
de synonyme
feindre/mentir pour
accentuer
(on
pourrait le considérer comme un trait ironique, puisque la critique
vient de lui-même ? )
« C’est
faux » → réponse sèche direct, en portugais il répond
simplement par « Nao » = non ; mais par cette courte
phrase Pessoa
s’engage à répondre à cette
critique.
La
suite est donc le développement de la négation
« Je
sens avec l’imagination » v.3,4
→ non
par son imagination ou à travers, il utilise
« avec » =
avec ses
autres,
avec d’autres masques il ressent d’autres sensations = Rapport
à
son hétéronymie
« Tout
simplement » associé à la répétition de ces « Je »
v.3,5 je
sens : je ne me sers : marque
l’affirmation de sa singularité et ramène au fait que Pessoa se
répond à lui-même en fait. Il
écrit comme il parle, comme il se ferait un dialogue interne.
II]
Définition marquée par l’intertextualité, seconde strophe
On
retrouve le groupe « Tout ce que » v.2 et v.6 « tudo »
= répétition
Parallélisme
entre « éprouver » et « rêver » v.6 puis
entre « manque » (falha peut se traduire par échec
aussi) et « achève » (se termine, « m’accomplit »
dans l’édition de la Pléiade) v.7 →un principe
d’auto-alternance qui permet de réaliser l’illusion de la
vie réelle.
Ce
parallélisme est amené par l’outil de comparaison « Comme »
à « terrasse », métaphore.
Pourquoi
utiliser ce mot? Il paraît malvenu d’utiliser ce genre de terme
« une terrasse » pour comparer la nature des
« sensations » et pourtant cela reflète bien l’idée
de Pessoa pour qui la sensation est un phénomène à la fois interne
et externe, elle peut provenir d’une émotion instantané comme
elle peut provenir d’une idée extérieur, cette opposition monde
physique/monte psychique auxquels il fait référence dans ses
« prolégomènes »
« une
terrasse sur autre chose encore » donc au-delà du rêve,
au-delà de ce qu’il éprouve, au-delà de ce qui le définit en
tant qu’être, ce qu’il écrit ce sont des Idées et les
idées sont des sensations. (p.94)
« C’est
cette chose qui est belle » → il ne définit pas lui même ce
qu’il nomme de chose, c’est là qu’on voit l’importance de
faire le lien avec ses manifestes sur le sensationnisme, sinon
on ne peut pas comprendre complètement de quoi il parle, cette idée
que les rêves sont des sensations à deux dimensions. (p.94)
III]
la Question de sincérité
Je
reviens sur le titre du poème,
qui
s’appelle « Isto » ceci,
c’est
un pronom neutre de la première personne qui ramène à ce
qui est près de moi, ce dont je parle et
notre 3e
strophe commence par « C’est
pourquoi » qui traduit « Por isso », isso
étant
la forme neutre de la seconde personne, (ce
dont tu parles)
→ donc cette dernière strophe est une réponse indépendante,
Pessoa
nous a ici formé un dialogue interne.
« J’écris
au milieu de ce qui est lointain » retour à ce ‘Je’
polyphonique situé à mi -chemin entre la réalité et l’imagination
mais toujours dans un esprit préoccupé par sa sincérité.
j’utilise
le terme mi-chemin car la traduction marque bien l’opposition entre
les deux mesures milieu/lointain, si on traduit littéralement
« em meio3
do que Nao esta o pé » = « au milieu de ce qui n’est pas
près » / « de
ce qui n’est pas à coté » dans l’édition de la pléiade.
«Délivré
de mes fascinations» v.13
=
littéralement
donc : libérer
de mon enchevêtrement, libérer
de mon emprise.
« de
tous mes émois » dans l’édition de la Pléiade.
L’utilisation
du terme « fascination » ramène à cette curiosité
onirique en
fait mais
est presque un euphémisme
ici
mais
ça nous permet de
garder
cette double significations, entre le rêve et la réalité, entre ce
qu’il pense, et ce qu’il en est, délivré de ses propres
tourments.
« Sérieux
de ce qui ne l’est »
v.14
= « Sérieux
de tout ce qui n’est pas » dans l’édition de la Pléiade.
littéralement
je
suis
certain de ce
qui n’existe pas,
je ne suis pas certain de ce qui paraît
être
→
on pourrait traduire cette phrase selon l’expression
« ne te fit pas aux apparences ! »
la
vérité
est
relative
car dépendante de tel locuteur/hétéronyme, ambilvalence
de l’auteur.
→
libéré
de mon
emprise,,
au-delà
de mes
émotions personnelles,
libéré
de ma
perplexité,
Il
y a beaucoup de possibilité de traduction,
il écrit la vérité au-delà de lui-même dans sa volonté de
vouloir être vrai, il
connaît ses
émotions, sans les ressentir sur le moment, il les exprime est c’est
ainsi que
« Sentir
? Au lecteur de sentir ! » : sentir
qui il est, ressentir ce qu’il est : expression
subjectives par l’exclamation, Pessoa
achève son poème par ‘’sinta’’
verbe
‘’sentir’’
à l’impératif, Pessoa
pluralise la parole et la vérité. « sentir !
Au lecteur de sentir ! « à qui s’adresse-t-il ?
À lui même ? A ses hétéronymes ? La
vérité selon Pessoa est soumise à la subjectivité du lectorat.
Passionné de métaphysique on voit bien qu’Il écrit pour être
lu.
Conclusion
Ainsi
ce poème se définit lui-même par sa problématique sur la
sensation, il est marqué par la présence d’intertextualité et
introduit la pluralité du « Je » chez Pessoa. Nous
pouvons également constater que ce poème n’est en fait qu’un
fragment sur le questionnement de l’auteur sur la question de
sincérité en développant l’idée à travers les thèmes du rêve
et de la réalité, ces ouvrages servent d’introspection
progressive où se
discerne son hétéronymie.
Robert
Bréchon relève dans la volonté de sincérité de Pessoa que
l’auteur dit « Ai-je donc menti ? » « Non
j’ai compris. », Pessoa, le poète
intranquille Robert Bréchon.
1Mais
non.
2Moi,
simplement je sens tout
3Meio=
demi ; milieu ; mi-;un peu
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